La tristesse

La tristesse sans objet apparent est une des émotions profondes et il faut la garder sans objet. La tristesse ou mélancolie est un des sentiments essentiels. Une sorte de pressentiment de la tranquillité. Profondément, c’est sentir que ce que l’on cherche n’est pas atteignable dans les situations objectives. Je sens que, quoi que je fasse, la motivation qui me dirige, qui est unique et qui est celle d’être tranquille, ne trouvera pas son achèvement.

Lorsque vient une forme de maturité, cette tristesse est constamment là car, quoi que je fasse, je sais que je ne trouverai pas ce que je prétends trouver. La tristesse dans ce sens-là est une forme de maturité. Quand on connait cette tristesse, on ne peut plus tomber amoureux. Tomber amoureux serait prétendre, encore une fois, que je vais pouvoir trouver quelque chose quelque part, ce qui est impossible dans la maturité. Dans cette tristesse, il ne reste plus aucune place pour l’attente d’une quelconque satisfaction dans le monde objectif, dans le monde phénoménal.

Quand je vois clairement qu’aucune situation phénoménale ne pourra jamais me satisfaire, que je vis avec cette constatation, cette tristesse devient un alanguissement, un pressentiment. Ce n’est plus la tristesse de quelque chose qui manque, mais c’est comme un parfum auquel petit à petit le nez se fait. Au début, le parfum est dans l’espace, on ne peut pas sentir d’où il vient, puis peu à peu on décèle son origine.

Quand on a la maturité de garder la tristesse, il se produit une certaine remontée à la source. Mais les gens qui constamment nient la tristesse, qui tombent amoureux, qui s’extasient de ceci ou de cela ne peuvent jamais remonter à la source. Ils ont cet alanguissement sur le moment, puis ils nient son authenticité en pensant de nouveau qu’une relation, qu’une situation, que quelque chose va les accomplir… Vient un moment où on ne nie plus cette tristesse.

Il n’y a rien qui puisse nous faire aller en avant. Quoi qu’il se passe, c’est la même chose. Il n’y a plus de dynamisme intentionnel. Il y a un dynamisme organique, parce que la nature de la vie, c’est l’action, mais il n’y a rien qui nous fait bouger vers quelque chose. À ce moment-là, cette tristesse devient une vraie tristesse. Et elle se révèle être un chemin, comme une fumée que l’on suit, qui va ramener vers ce qui est pressenti. Cela devient une nostalgie. La nostalgie vient directement de ce dont on est nostalgique. Mais la moindre trahison de cette nostalgie, penser que ceci ou cela va me satisfaire, me ramène à la confusion.

Selon l’approche indienne, la tristesse est le sentiment ultime. C’est le sentiment de la séparation. L’émotion de base, c’est la tristesse. Cette tristesse ne laisse aucune place pour quelqu’un d’autre, aucune place pour tomber amoureux d’autre chose. Cette tristesse brûle toutes les situations objectives. Plus aucune attente n’est possible… À ce moment-là, cette tristesse se transforme de manière alchimique en pressentiment non objectif. Il n’y a pas de direction à ce pressentiment. C’est un pressentiment qui devient une manière de vivre, qui ne laisse plus aucune place pour un dynamisme d’aller quelque part, d’attendre, d’espérer. Cela, c’est la vraie tristesse.

Mais tant que l’on est triste de quelque chose, triste parce que quelque chose n’est pas là ou que quelque chose est arrivé, on nie cette vraie tristesse. Alors on reste collé à la tristesse, qui devient une forme de poison pour le corps, pour le psychisme, pour la pensée. C’est dans cette conviction qu’il n’y a rien pour moi dans les situations objectives que cette tristesse se transmue en pressentiment.

Il n’y a rien à faire pour cela : c’est une maturation. Je ne peux pas mûrir volontairement, mais je peux me rendre compte de ma non-maturité. Je peux me rendre compte que je suis constamment attiré par ceci, par cela, que constamment j’essaie de créer une relation, d’espérer une relation, de vouloir arrêter une relation, de vouloir ceci, de vouloir cela, de me trouver comme ceci, comme cela, de penser que finalement, peut-être quand j’aurai fait ceci, atteint cela, cela ira mieux.

C’est une prétention, une négation du pressentiment profond qu’il n’y a rien qui puisse me satisfaire. Quand je nie ce pressentiment en attendant quelque chose qui puisse me satisfaire, la vie est misérable. Lorsque je vois clairement ce mécanisme en moi, alors la tristesse n’est plus triste. Elle devient un pressentiment, un jeûne du coeur.

La compréhension qu’il n’y a rien pour moi dans le monde objectif est un jeûne de la pensée. Mais le plus important est le jeûne du coeur : la tristesse. Je ne me cherche plus dans l’émotion. La seule émotion que je veuille, c’est cette tristesse et ce pressentiment. Il n’y a aucune ramification objective, aucune direction pour moi.

Quand je ne le cherche pas devant moi, je suis obligé de me laisser prendre et je deviens ce pressentiment. Mais tant que je veux suivre ce pressentiment, je suis ailleurs, c’est une projection. Je dois devenir moi-même le pressentiment que je suis. Pas de dynamisme possible. Ce n’est pas un pressentiment vers quelque chose, c’est un pressentiment de soi-même. Tant qu’il y a en moi le moindre dynamisme pour trouver, il y a éloignement. Je dois revenir à la source de ce que je suis avant le dynamisme d’aller quelque part.

La tristesse est cette maturation en train de revenir vers moi-même. C’est un non-voyage. Tant que j’espère, tant que j’attends, tant que je vais quelque part, je me coupe de ce non-voyage. À chaque attente, je me perds un peu plus. Comprendre le mécanisme. Être ouvert à la tristesse est la fidélité à la réalité de l’instant.

Débarrassée de toutes ses attaches intentionnelles, cette tristesse s’effondre dans notre écoute. Fidélité sans objet à l’essentiel. Larmes de joie. La tristesse qui devient pressentiment, c’est la joie. Pas la joie de quelque chose ; tant que cela vient de la situation, cela part avec la situation. La vraie tristesse ressentie, c’est la joie. Et la joie de quelque chose, c’est un clin d’oeil.

~ Éric Baret



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